« ça devait être très intéressant, à Vienne, À l’époque... »
En 2018, Vienne fête la modernité. Cent ans auparavant mouraient quatre de ses principaux représentants : Gustav Klimt, Egon Schiele, Otto Wagner et Koloman Moser. Ils ont marqué durablement la Vienne 1900. Petite rétrospective.
En 1918, plus rien n’est comme avant
Le monde est bouleversé. L’absurdité de la Première Guerre mondiale a causé des millions de morts et entièrement redessiné l’Europe. Les monarchies autrichienne et allemande se sont effondrées. Empereurs, rois et princes sont devenus « en une nuit les épaves d’un monde qui a sombré d'un coup » 1 . Les républiques voient le jour : la Première en Autriche, celle de Weimar en Allemagne. Et l’illustre « modernité viennoise » subit une profonde rupture. D’abord parce qu’en 1918, avec Klimt, Schiele, Wagner et Moser disparaissent quatre figures centrales de cette époque, qui fut la plus importante de l’histoire artistique, culturelle et sociale de l’Autriche. Mais aussi parce que l’effervescence créatrice qui avait marqué ce XIXe siècle débordant sur le XXe va succomber au nationalisme et aux fantasmes de toute-puissance de quelques mégalomanes belliqueux.
PLUS DE DEUX MILLIONS D’HABITANTS
Quelques années auparavant, le monde était encore intact : « Ça devait être très intéressant, à Vienne, à l’époque », note l’écrivain Hermann Bahr dans son livre Expressionismus paru en 1916. Effectivement, dans la seconde moitié du XIXe siècle, Vienne s’est frayé une voie à part, se plaçant au centre du monde intellectuel et artistique. Que s’est-il passé ? La révolution bourgeoise de 1848 n’a guère laissé de traces (démocratiques) à Vienne. Les Habsbourg, en la personne du très conservateur empereur François-Joseph, sont solidement installés au pouvoir. L’aristocratie et le clergé ont les rênes bien en main. Des quatre coins de la monarchie danubienne, les émigrants affluent, contribuant à faire de Vienne une capitale plurinationale, plurilingue et pluriculturelle de plus de deux millions d’habitants. Le dernier grand conflit guerrier (perdu par les Habsbourg, comme bien d’autres auparavant) remonte à l’année 1866 : la bataille de Sadowa. Dès lors, les Habsbourg ne règnent plus que sur leur propre maison, la monarchie austro-hongroise. S’ensuit une période de paix. Dans les années 1860, l’égalité des droits est accordée aux Juifs. Comme la noblesse et le clergé, ils peuvent désormais acquérir des terres et faire construire des biens, devenant ainsi d’influents mécènes des arts. La mise en place de la Constitution de 1867 coïncide avec l'avènement des libéraux. Mais le crack boursier du 9 mai 1873 va mettre un terme à leurs ambitions et en 1879, ils perdent les élections parlementaires. Les conservateurs accèdent au gouvernement, sous la conduite du comte Eduard Taaffe.
- 1Lothar Machtan : Die Abdankung. Wie Deutschlands gekrönte Häupter aus der Geschichte fielen (dtv Verlagsgesellschaft, 22 avril 2016)
Le café, lieu de RENCONTRE
Cette phase de bouleversement social et politique est le terreau de toutes les innovations. Pour qui n’appartient pas à la classe supérieure, l’art et la culture peuvent permettre de gravir les échelons de la société. On se met à s’intéresser aux beaux objets de la vie quotidienne, à débattre publiquement des opinions et de la situation politiques. Vienne, si paisible de prime abord, est le lieu idéal pour cela : pas trop grande, mais pas trop provinciale non plus. Eric Kandel, chercheur en neurobiologie et Prix Nobel qui émigra aux États-Unis avec ses parents en 1939, le formulera plus tard avec pertinence : « En réalité, la vie à Vienne au tournant du siècle offrait aux scientifiques, aux écrivains et aux artistes la possibilité de se retrouver et d’échanger dans l’atmosphère inspirante, optimiste et politiquement engagée des salons et des cafés. » 2
Carl Emil Schorske, grand historien décédé en 2015 dont le livre Fin-de-Siècle Vienna: Politics and Culture, paru en 1980, constitue un ouvrage de référence sur la Vienne 1900, a bien souligné le rôle privilégié de Vienne : « À Londres, Paris, Berlin […], les intellectuels actifs dans les divers domaines de la culture, sciences et arts, journalisme et littérature, politique et esprit, se connaissaient rarement.
Ils vivaient dans des milieux professionnels relativement cloisonnés. À l’inverse, à Vienne, la cohésion de toute l’élite se maintint à peu près jusqu’en 1900. Le salon et le café demeuraient deux institutions d’une grande vitalité où les intellectuels de tous bords partageaient des idées et valeurs communes, et se mêlaient à l’élite du monde commercial et de l’université, laquelle était fière de sa culture générale et de son érudition artistique. » Les sciences de la nature et de l’esprit ne font plus qu’un. En tous domaines, on dispute et on débat, on écrit et on publie, on étudie et on expérimente. Intellectuels, artistes, architectes, écrivains, médecins, musiciens, designers et bien d’autres encore se rencontrent, au sein de différents cercles, dans les salons et cafés de la capitale.
- 2Eric Kandel : Das Zeitalter der Erkenntnis (Siedler Verlag, 2012)
un LOUP-GAROU DANS UN GOÛTER DE DAMES
Gustav Klimt, Egon Schiele, Otto Wagner et Koloman Moser jouent un rôle actif à Vienne, ce creuset de créativité qu’ils marquent fortement de leur empreinte : Wagner (1841-1918) comme architecte et urbaniste, Klimt (1862-1918) en tant qu’initiateur du Jugendstil viennois et portraitiste de la belle société, Schiele (1890-1918) comme enfant terrible de l’expressionnisme et Koloman Moser (1868-1918), « designer graphique » et « concepteur produit » avant l’heure, pour avoir cofondé la Wiener Werkstätte. Mais à leurs côtes, beaucoup d’artistes, chercheurs et intellectuels, dont un nombre inédit de femmes, influencent également la capitale autrichienne. Gustav Mahler, par exemple : il renouvelle l’Opéra de la Cour. Ou Arnold Schönberg : avec le dodécaphonisme, il bouleverse l’univers de la musique. Sigmund Freud trouve à Vienne le biotope idéal qui lui permet de concevoir son Interprétation des rêves. Les « paysages psychiques » que décrit la littérature d’Arthur Schnitzler reposent sur les découvertes de Freud. « Le monde intérieur devint réalité. » 3 Car « nulle part ailleurs qu’à Vienne, le Jugendstil est à ce point influencé par la psychologie des profondeurs » 4 . Il est de bon ton d’annoncer publiquement son suicide.
Même si cela est rarement suivi d’effet. Et si l’on n’en est pas encore à parler librement de sexualité, le corps dans tous ses états occupe les toiles des artistes. « À Vienne, l’art doit être franc, il doit ouvrir le cœur – et les cuisses », selon la formule de l’historienne d’art Kia Vahland 5 . Oskar Kokoschka « a semé la panique dans le milieu artistique comme un loup-garou dans un goûter de dames » 6 . Avec le pavillon de la Sécession (« À chaque époque son art, à l’art sa liberté ») et sa coupole dorée spectaculaire, Joseph Maria Olbrich crée le hall d’exposition le plus moderne de son temps. Tandis que les réalisations architecturales d’Adolf Loos s’inscrivent en faux contre le Jugendstil ornemental, Josef Hoffmann et Josef Frank posent les jalons de l’habitat social, si primordial pour la Vienne d’alors comme pour celle d’aujourdhui. La Wiener Werkstätte se met au service de l’œuvre d’art total et prône un style intemporel pour la vie quotidienne. Quant à Ludwig Wittgenstein, qui dessine également les plans de la villa viennoise éponyme, il écrit le Tractatus logico-philosophicus où il entreprend de clarifier la philosophie par l’analyse du langage.
Berta Zuckerkandl, Fanny von Arnstein, Eleonora Fürstin Fugger ou Sophie von Todesco : nombreuses sont les femmes influentes qui, avec leurs salons, contribuent à développer la culture de la discussion politique et sociale à Vienne. La créatrice de mode Emilie Flöge, compagne de Klimt, œuvre pour libérer la femme du corset. Et puis il y a aussi Alma Mahler-Werfel, considérée par beaucoup comme une femme fatale parce qu’elle n’est pas seulement une muse, mais aussi une amante : qui se souvient aujourd’hui de son activité de compositrice ?
- 3Florian Illies : 1913. Der Sommer des Jahrhunderts (Fischer Taschenbuch, 21 août 2014), paru en français sous le titre 1913 – Chronique d'un monde disparu (trad. Frédéric Joly, Piranha, 2014)
- 4L’historienne d’art Kia Vahland dans Geo Epoche Edition n°14 Die Geschichte der Kunst : Jugendstil und Art Déco. Die Ästhetik des Alltags 1890-1940 (Gruner + Jahr, 2016)
- 5ibid.
- 6Eric Kandel : Das Zeitalter der Erkenntnis (Siedler Verlag, 2012)
LA NAISSANCE DE LA Ringstrasse
Karl Kraus, célèbre essayiste et éditeur du journal Die Fackel, aime à provoquer ses collègues, tels que Peter Altenberg ; pour le grand plaisir du public, il se querelle avec de grands esprits comme Freud, Schnitzler et Bahr. Tandis que les uns se disputent, d’autres préfèrent s’adonner à la beauté : c’est le cas d’Eduard Josef Wimmer-Wisgrill, qui fondera en 1907 le département de mode de la Wiener Werkstätte et initiera la « mode viennoise ». Enfin, cette époque voit le naissance de la Ringstrasse : le projet est lancé en 1857. Au début du XXe siècle se dressent, sur un boulevard de 5,3 kilomètres, les innombrables édifices d’apparat et hôtels particuliers de l’aristocratie et de la bourgeoisie émergente. On a recours à des matériaux modernes ; mais aussi, fait moins reluisant, à de nombreux immigrants de Bohême et de Moravie, surnommés les « Ziegelbehm » (littéralement : les Bohémiens des briques), qui travaillent en situation de quasi-esclavage dans les briqueteries de la capitale pour fournir à l’élite les matières premières nécessaires.
« En 1913, à la veille de la Première Guerre mondiale, alors que le monde oscillait entre beauté et abîme, Vienne débordait d’énergie » 7 . Elle était « devenue une métropole, ce que l’on constatait partout dans le monde, mais pas à Vienne, car ici, tout enivré de sa propre autodestruction, on ne voyait pas qu’on avait soudain été propulsé au sommet d’un mouvement appelé modernité. Car questionnement de soi et autodestruction étaient désormais au cœur d’une nouvelle façon de penser et l’époque nerveuse, selon les termes de Kafka, venait de commencer. Et à Vienne, plus que nulle part ailleurs, les nerfs étaient à vif – sur le plan pratique, métaphorique, artistique et psychologique. Berlin, Paris, Munich, Vienne. Voilà en 1913 les quatre villes pionnières de la modernité. » 8
- 7Illies, op. cit.
- 8ibid.
« Rêve et réalité »
Qu’en est-il aujourd’hui ? Les deux guerres mondiales et leurs conséquences ont voué la modernité viennoise à l’oubli. Jusqu’à ce qu’en 1985, ce thème refasse soudain surface dans la mémoire collective : l’exposition « Rêve et réalité » du Wien Museum a ressuscité les années de 1870 à 1930 et avec elles, toutes leurs figures emblématiques. Plus de 600 000 visiteurs ont afflué au Wiener Künstlerhaus pour le plaisir de redécouvrir Klimt, Schiele, Wagner, Moser et Cie. Soudain, l’intérêt pour cette époque de l’art et de la culture a connu un niveau inédit. Et cet intérêt devrait se prolonger bien au-delà de 2018. Car à Vienne, aujourd’hui encore, cela continue à être « très intéressant ».